Nos impôts : pour qui ? pour quoi faire ? (contre-débat, acte III)

Nous étions une quinzaine réunis jeudi 21 février pour croiser nos points de vue sur un 3ème axe de notre “contre-débat »: la fiscalité. Premier consensus avant même de commencer : la fiscalité, c’est technique, aride. Des tuyaux dans tous les sens qui font entrer l’argent dans les caisses publiques et réciproquement. Beaucoup d’entre nous n’y connaissent pas grand chose. Alors de quoi débattre exactement

Recettes et dépenses, les deux bouts de la tuyauterie

Un premier tour de table fait remonter plusieurs interrogations. Comment se fait-il que le Grand Débat soit axé sur les « économies » à faire dans les services publics alors qu’on constate par ailleurs que l’État renonce à beaucoup de rentrées d’argent? A titre d’exemples, on évoque les concessions d’autoroutes (une entreprise privée plutôt qu’un service public gère l’opérationnel et encaisse les recettes), le CICE (crédit d’impôt aux entreprises supposé alléger le coût du travail, dont l’impact sur la création d’emploi est incertain, mais qui prive l’État de 28 milliards de recettes) jusqu’à la récente “flat tax” (qui abaisse l’impôt sur les revenus du capital de 57% à 30% en annulant sa progressivité). On a décidé de profiter du débat pour partager nos connaissances sur ces sujets.

Côté « dépenses », nous sommes nombreux.ses à nous inquiéter de la réduction des services publics. Un des participants travaille dans un bureau d’étude de la SNCF et nous raconte son expérience: plutôt que d’embaucher sur des postes publics et de former les agents pour accomplir le travail nécessaire, les études sont de plus en plus réalisées par des prestataires privés. Selon lui, le prix réel du service que nous payons augmente : non seulement parce que le service en question reste à notre charge même s’il est externalisé, mais aussi parce que la qualité de la prestation diminue énormément.

Beaucoup d’entre nous préféreraient une imposition beaucoup plus importante sur les plus riches. Cela ne serait pas une première dans l’Histoire puisque jusqu’aux années 80, des pays aussi « libéraux » que les Etats-Unis taxaient les hauts revenus avec des taux d’imposition marginale de 80% sur les revenus les plus élevés. En France aujourd’hui, c’est 45 % maximum sur les revenus supérieurs à 150000€. Une participante rappelle que le taux global d’imposition (directe et indirecte) en France tourne autour de 45%, mais il n’est progressif que dans le premier quart des revenus: au-delà, il stagne à 47% et il décroît pour les 10% les plus riches ! Précisément parce que les revenus du capital sont moins taxés que ceux du travail…

Taxer les plus riches?

Alors pourquoi cette solution qui nous paraît « simple » ne fait pas consensus? Un premier niveau de réponse consiste à observer que nous vivons aujourd’hui dans un monde « ouvert », où les fortunes des plus riches sont très mobiles et peuvent échapper à l’impôt. Imposer ces richesses mobiles est vain, si d’autres pays, surtout européens et faciles d’accès, ne le font pas ou pas autant.

Partant de ce constat, on peut alors s’interroger : pourquoi rester dans un tel rapport de force ? Pourquoi accepter un cadre (par exemple européen) qui permet aux plus riches de jouer de la concurrence internationale pour éviter toute imposition nationale? L’un d’entre nous rappelle les progrès en matière de transparence sur « l’évasion fiscale » grâce aux Common Reporting Standards.

On se sent pourtant un peu courts sur les armes, les lois, les protections possibles pour éviter cette concurrence qui nous semble empêcher toute équité fiscale. Un participant doute explicitement qu’une harmonisation fiscale soit possible entre pays européens, tant que certains de nos voisins refusent de renoncer à une part de leur souveraineté en matière d’impôts et que d’autres assument une stratégie de dumping…

Pour peser dans ce rapport de force, faut-il d’abord gagner l’opinion publique? Est-ce vraiment cela qui est déterminant? On n’a pas tranché la question, mais on a échangé quelques idées sur les moyens pour y arriver: changer de vocabulaire (une dépense publique apparaît comme une perte, alors que le mot investissement public sonne plus productif), battre en brèche les représentations sans fondements (comme la fameuse et fumeuse théorie du ruissellement !

Peut-être n’est-ce néanmoins pas si simple de rassembler les 99% contre le top 1%? A titre d’exemple, l’impôt sur les successions qui semble particulièrement légitime dans un système méritocratique, est aussi particulièrement impopulaire. Quand bien même en pratique il ne touche réellement qu’un tiers des ménages.

Reprendre la main

Pour reprendre la main sur l’utilisation de nos impôts et reconnecter les citoyen.ne.s, certain.e.s proposent de relocaliser l’impôt, à une échelle où nos contributions et les dépenses qui en découlent seraient plus contrôlables et visibles. On soulève aussi les limites d’un tel système : ne pas renoncer à la solidarité entre régions riches et pauvres, éviter le clientélisme qui existe aussi à l’échelon local (comme en témoigne une participante sur la base de son expérience du défaut d’investissement dans des quartiers majoritairement immigrés à Rueil-Malmaison).

Autre façon de reprendre le contrôle sur nos contributions : une participante, directrice d’association dans le 91, évoque les dons directs aux associations, partiellement défiscalisés. Regagner une liberté individuelle mais désinvestir les structures collectives ? On rappelle en passant que cette défiscalisation ne peut bénéficier qu’à ceux qui paient déjà l’impôt sur le revenu, c’est-à-dire environ la moitié la plus riche de la population.

Reprendre de la hauteur

Finalement, on est revenus quelques pas en arrière pour reprendre un peu de hauteur sur les objectifs du système fiscal. Première tension : est-il fait pour atteindre un objectif d’équité (corriger les revenus sur la base du « mérite » ou des besoins) ou d’efficacité (utiliser les impôts pour financer les services publics, le fonctionnement de l’État et stimuler l’économie) ? Concilier tous ces objectifs n’est pas chose aisée…

Un second dilemme se pose à un autre niveau : la fiscalité est souvent présentée comme l’outil correcteur de l’économie de marché capitaliste entièrement libéralisée. Donc on laisse le système « libre » allouer les revenus en comptant que cela génère un maximum de production, et on repasse derrière avec des impôts pour « corriger » les écarts ? Mais si le système produit de lui-même de fortes inégalités, concentrant la richesse économique entre les mains d’un petit nombre, est-ce bien réaliste de penser qu’au moment de taxer et de redistribuer on n’aura pas déjà perdu le pouvoir politique ?
On est loin d’avoir toutes les solutions, mais on continue le débat dès jeudi 14 mars pour aborder un autre sujet à la fois technique et quotidien : l’organisation de l’Etat et des services publics !